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Una y otra vez

(Sobre

Sans Soleil

de Chris Marker)

Qui est Chris Marker?

Un chat s’échappe chaque fois qu’on veut le caresser. Il attire notre regard en fixant le sien autrepart (ou nulle part?). Il pose son attention sur des subtilitées invisibles à nos yeux. On ne peut jamais vraiment savoir ce qu’il voit. Nous, les spectateurs hypnotisés, comme l’idiot qui regarde plutôt le doigt que ce que l’autre signale, on regarde les yeux planétaires du chat. Mais qu’est-ce qu’il voit? La distraction, l'impermanence, la banalité… C’est là où se cache le miracle du présent, le temps inappréhensible qui devient, instantanément, du passé.

II aimait la fragilité de ces instants suspendus, ces souvenirs qui n’avaient servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs. II écrivait: «après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore.»

Le chat représente l’instant qui s’échappe.

 

S’il y a quelque chose qui nous revient de Sans Soleil c’est peut-être justement cela: ce film échappe toute description. Comme le pur présent, le souvenir se brûle à l’oubli chaque vingt-cinquième de seconde, le temps d’un regard:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

«Mon problème personnel était plus circonscrit: comment filmer les dames de Bissau? Apparemment la fonction magique de l’œil jouait là contre moi. C’est sur les marchés de Bissau et du Cap-Vert que j’ai retrouvé l’égalité du regard, et cette suite de figures si proches du rituel de la séduction: je la vois - elle m’a vu - elle sait que je la vois - elle m’offre son regard, mais juste à l’angle où il est encore possible de faire comme s’il ne s’adressait pas à moi - et pour finir le vrai regard, tout droit, qui a duré 1/25 de seconde, le temps d’une image.»

 

Le film est un entrelac tricoté entre différents regards où les voyeurs sont également vus. Que se soit aux marchés africains ou, en contraste, à Tokyo dans les grands panneau publicitaires qui remplissent les buildings, ou bien dans la memory box (la T.V.), étant spectateur on est susceptible d'être vus par l’autre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Loin de dépasser l’ambigu, du moment, on peut constater certains fils du tissu. Mais attention! C’est le tissu de Pénélope qui n’a jamais cessé de se filer: le tissu de la mémoire.

 

Il m’écrivait: «J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir, qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on réécrit la mémoire comme on réécrit l’histoire. Comment se souvenir de la soif?»

 

D’abord il vaudrait mieux parler de cette obsession pour la mémoire. La mémoire à qui? Celle à Chris Marker. Mais qui est Chris Marker? Ou plutôt quoi... Dans ce cas, c’est le caractère qui joue l’auteur. Pourra-t-on jamais réussir à ignorer le lien entre l’auteur et la création? L'intérêt ici n’est pas tellement le fétichisme biographique mais le plaisir de la fiction (quelques fois amer) qui surgit de l’histoire du procès créatif. Du moins, c’est ce qu’on arrive à en déduire et imaginer de lui, les restes qu’on parvient à récupérer du passé.

 

Néanmoins, le passé semble être celui à l’écrivain d’images-mémoires qui projette ses souvenirs sur l’écran et sur ses lettres, à ce “il” de la narration —impersonnel et au même temps si intime—. On a aucune preuve pour affirmer qu’il s’agit de Chris Marker. Au contraire, on a le nom du vrai auteur sauf qu’il n’apparaît que jusqu'à la fin: Sandor Krasna. On déduit qu’il est le caméraman, celui qui a enregistré les images, un personnage qui se demande sur sa propre nature en tant qu’instrument de la mémoire.

 

II m’écrivait qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle. Un film d’Hitchcock: Vertigo. Dans la spirale du générique, il voyait le Temps qui couvre un champ de plus en plus large à mesure qu’il s’éloigne, un cyclone dont l’instant présent contient, immobile, l’oeil… (...) Il semble être question de filature, d’énigme, de meurtre. Mais en vérité il est question de pouvoir et de liberté, de mélancolie et d’éblouissement, si soigneusement codés à l’intérieur de la Spirale qu’on peut s’y tromper, et ne pas découvrir tout de suite que ce vertige de l’espace signifie en réalité le vertige du Temps.

 

Maintenant, ce texte, la présente lecture, contribue de façon similaire au vertige. Toute cette situation me renvoie à la fin de Cent ans de solitude, au dernier Aurélien, On lit un personnage qui se lit à soi-même.

C’est possible d’entrevoir un jeu implicite tout au long du film entre l’espace et le temps. Un temps circulaire, en forme de spirale, comme dans le fragment du film qui parle de Vertigo. Spiral dans l'oeil, spirale dans la coiffure de Madelaine, spirale dans le parcour que fait Scottie (James Stewart) en suivant Madelaine (Kim Novak), qui suit les pas de Carlota Valdés, et puis, ensuite, dans le parcour de Scottie qui emmène Judy (aussi Novak) aux mêmes endroits. Tout cela en parallèle au parcour que fait Sandor Krasna par les scénarios où fut tourné le film.

 

Le vertige on le retrouve aussi dans les parallélismes de l’histoire, dans ce cas l’histoire déjà oubliée du Cap-Vert et de Guinée Bissau. La caméraman juxtapose deux images, une de ses propres archives et une qu’il a retrouvé sur un vieux clip.

«Sur un ancien document, Amilcar Cabral adresse au rivage un geste d’adieu —il a raison, il ne le reverra jamais—. Luis Cabral faisait le même geste quinze ans après, sur la pirogue qui nous ramenait»

 

Opposé à Krasna (ou plutôt à son envers) est son ami japonais, Hayao Yamaneko 山猫駿雄, qui crée de “inmémoires” en synthétisant les images avec sa machine et renvoyant les souvenirs à l’oubli.

 

«Mon copain Hayao Yamaneko 山猫駿, a trouvé une solution: si les images du présent ne changent pas, changer les images du passé... Il m’a montré les bagarres des Sixties traitées par son synthétiseur. Des images moins menteuses, dit-il avec la conviction des fanatiques, que celles que tu vois à la télévision. Au moins elles se donnent pour ce qu’elles sont, des images, pas la forme transportable et compacte d’une réalité déjà inaccessible.»

Tandis que Krasna s’efforce pour préserver ou comprendre un peu ces mémoires filmées, Yamaneko 山猫 veux les déformer, les modifier ouvertement, car toute mémoire est de toute façon transformée à chaque fois qu’elle revient. En ayant passé par la Zone, les images deviennent partie d’une sorte de mémoire flottante, la mémoire du monde, la mémoire laissée à l’oubli de personne. S’il y avait un lieu pour la mémoire ce serait la Zone.

La circularité temporelle qui se révèle dans l’histoire est créé par le film même. On a ici un autre mécanisme de mémoire: Sans soleil invente un souvenir en répétant ce qui nous a été déjà montré. Presque à la fin on revoit (comme on revoit Vertigo de Hitchcock) l’image du bonheur de l’ouverture.

«À San Francisco j’ai fait le pèlerinage d’un film vu dix-neuf fois. En Islande, j’ai posé la première pièce d’un film imaginaire. Cet été-là, j’avais rencontré trois enfants sur une route, et un volcan était sorti de la mer»

Les réminiscences ne sont pas seulement du début, mais aussi du film même qui est raconté comme s’il n’existait pas, il est projetée à un future qui est encore à ce moment-là imaginaire. À propos, qui raconte? On a un Marker, on a un Yamaneko 山猫, on a un Krasna mais au “dessous” (ou bien au “dessus”?) de ces personnages, se trouve la narratrice du film, la voix d’une inconnue qui lit et commente les lettres du voyageur, du filmmaker.

Mais à la fin, qui est Chris Marker?

Voici un possible schéma temporel du film. On sait trop bien que le titre “Sans Soleil” vient de la chanson de Mussorgsky. Mais en constatant cette circularité on ne peut que penser au soleil en tant qu’un astre qui marque des cycles dans l’espace. Sans soleil, il ne resterait donc qu’un monde sans temps.

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